Bernard Noël


Grandes sont les nuits

Il y a des langues qui ressuscitent après avoir été assassinées, c’est le cas du lituanien que les tsars interdirent afin de rendre muet un peuple rebelle. On ne sait pas grand chose, ici, de cette langue, de sa résistance, de sa littérature bien qu’elle fasse désormais partie de « notre » Europe. Aussi devrait-on faire un événement de la parution en français d’un livre de Vladas Braziūnas, écrivain représentatif et important de ce qu’offre aujourd’hui à l’imaginaire et à la pensée le lituanien. C’est aussi l’occasion de découvrir la collection « Levée d’ancre », que dirigent Gérard Augustin et Michel Cassir aux Editions de l’Harmattan, et qui, trop discrètement, a déjà publié vingt-cinq volumes de poètes grecs, arabes, espagnols, chinois, hindous, tous à découvrir.

Le livre de Vladas Braziūnas, Grandes sont les nuits, est une anthologie tirée de trois recueils : Imparfait, Hier est demain et le livre titre. La matière sonore est évidemment perdue : c’est l’intraduisible, mais elle frémit encore dans l’arrière-texte grâce aux ruptures, condensations et précipitations qu’ont su ménager les traducteurs. Une rudesse résonne ainsi dans le rêche des syllabes et les ellipses, ce qui intensifie la présence d’une richesse culturelle déposée sensiblement dans les inflexions, les nuances et le rythme des vers. Le ton général est lyrique : pas d’envolées cependant, pas de déclarations, le choix toujours de la justesse et de la précision. Tout concourt à entretenir une tension entre émotion et pensée, l’une colorant l’autre ou, parfois, la déchirant pour que reste ouverte la blessure qu’est aujourd’hui la conscience de l’état du monde.

La nature est là, non un décor, une matière d’où se détachent des mots, qui sont les débris concrets d’un autre temps : foin, branche, cailloux, poussière, fontaine, pétales… Ces mots sont dépoétisés car traités comme des éléments de remploi hors de leurs références. C’est une manière de couper court avec l’univers poétique traditionnel tout en ayant l’air d’en conserver la langue. D’où une sorte d’étrangeté naturelle, qui joue du connu pour suggérer l’inconnu, et qui nettoie le vocabulaire de tout stéréotype poétique. Les traducteurs transmettent bien ce choix en donnant la priorité aux ruptures, aux abrupts sur le sens. Le rythme qui s’en suit alterne associations brusques et enjambements qui secouent avec de souples enchaînements soudain offerts à l’ampleur du souffle.

Les poèmes, en général courts, débutent souvent sur un ton familier presque aussitôt rompu par une image ou une expression à contre sens. Pas de transition entre une évidence du genre : « A Vilnius, il neige, la nuit » et le vers suivant : « des égarements de l’été ». Cet ajustement inattendu met l’attention en éveil, l’entraîne à lire et à relire en privilégiant le mot, sa densité, sa musique, bref ce qui constitue la matière du poème et construit la figure de l’impression finale. Il y a dans cet assemblage verbal, cette façon de condenser l’élan au lieu de lui céder, une retenue et une modestie qui font la part belle au lecteur en lui procurant une émotion plus durable qu’un emportement.

Sans doute Vladas Braziūnas rejoint-il par là une hostilité au « poétique » qui travaille une partie de la poésie présente, mais cela prouve moins une influence que le partage contemporain dans toutes les langues d’un même problème. Et il est significatif qu’un exercice original du lituanien entre en communication directe avec des expériences pourtant « étrangères »…